Quelle représentation pour quel enfant sauvage? Par Jérémie SINZELLE


Bien souvent, après avoir bien travaillé avec un patient, ou bien après quelques rencontres qui peuvent nous sembler à première vue infructueuses, nous nous interrogeons. Qu’est-il arrivé à mon patient, à cette femme, à cet homme, à cet enfant? Nous ne faisons qu’accompagner nos patients sur une période de leur vie, plus ou moins longue, ou plus ou moins courte. Cependant, inhérent à notre rôle de médecin, nous gardons pour nous certaines interrogations, fondamentales dans l’approche humaine et empathique, mais le respect de la relation dans le cadre de notre intervention clinique nous interdit d’en rechercher à tout prix les réponses: qu’est-il arrivé à mon patient ?

Dans le domaine de la pédopsychiatrie, il n’y pas que les enfants qui sont concernés par ces questions. En effet, dans notre pays, les enfants sont encadrés, choyés, entourés et, d’une certaine manière, ils sont assez sur-veillés, ces enfants-rois. Beaucoup de professions ont la tâche d’aider les enfants, et ainsi de nombreuses personnes sont amenées à s’interroger sur les troubles mentaux.

Mais parfois le grand public se passionne, et, en tout cas en France, une histoire paradigmatique continuera à susciter débats et interrogations. Nous avons la chance dans notre pays d’avoir en héritage une histoire où tout le monde se sent un peu pédopsychiatre. Cet enfant, nous avons tous été à son chevet.

LE SAUVAGE DE L’AVEYRON D’ITARD

Après avoir été nommé Rodolph sur le chemin de Saint-Sernin sur Rance (Aveyron) à Paris, bien entendu, nous connaissons cet enfant sous le nom de Victor (1789-1828), prénom tardif donné par son médecin, ou plutôt chirurgien otorhino « référent » Jean-Marc Gaspard Itard (1774-1838). Un sympathique jeune homme à l’enfance difficile, qui, après avoir servi la révolution à Toulon comme chirurgien militaire, gagne Paris et obtient la garde médicale du Sauvage de l’Aveyron.

Présenté par l’Abbé Pierre-Joseph Bonnaterre (1752-1804) au Monde comme un cas à étudier par la science naturaliste, cet enfant, plutôt que solitaire et bestial, était bien connu par les habitants de la région de Lacaune (Tarn) d’où il était probablement originaire. Il est d’ailleurs possible de suivre les chemins de l’Enfant Sauvage à cheval sur le Tarn et l’Aveyron, départements créés seulement une semaine avant sa « capture » le 8 janvier 1800, sur la demande du Préfet tout nouvellement nommé (en fait, la fonction venait d’être créée elle aussi…).

L’histoire retiendra que l’enfant, sans tuteur légal, fut placé sous la protection du Ministre de l’Intérieur Lucien Bonaparte (1775-1840) puis Jean-Antoine Chaptal (1756-1832); mais que les besoins de la science exigeaient qu’il fusse examiné par la Société des Observateurs de l’Homme, dont un des objectifs était de remettre en selle les personnalités dans le domaine des Œuvres aux enfants qui furent mises à l’index après dix ans de Révolution.

Cet enfant fut ensuite confié à l’Institut des Jeunes Sourds créé par Charles-Michel [Abbé] de l’Epée (1713-1789) où Itard le prit sous son aile. Il rédigea deux rapports où ce qui frappe le lecteur est la capacité d’Itard à se projeter à la place de cet enfant, tout sauvage qu’il fût, dans une époque, si violente qu’elle fusse, et malgré les priorités affichées à d’autres problématiques. Il était attentif à ses joies, ses émerveillements. Il vécut avec lui, et Madame Guérin, son éducatrice attitrée. L’intégralité des textes contemporains de l’Enfant Sauvage de l’Aveyron se retrouvent dans le recueil auquel s’est consacré le pédopsychiatre Thierry Gineste (cf. Infra).

Même si le bon chirurgien Itard ne put proposer d’intervention adaptée pour lui (re)donner ouïe et parole, il a su lui donner une voix, déchirante à travers les siècles, en nous montrant que cet enfant n’est pas sauvage, mais que c’est un enfant…

Qui sait ce que le monde moderne lui aurait attribué comme diagnostic à la sauce genevoise ou chicagoanne. Pinel ne fut pas tendre avec lui, allant jusqu’à lui dénier la dignité d’être humain, lui qui était si ouvert avec les adultes. Victor Hugo habita à Paris dans la même impasse des Feuillantines à quelques numéros (nº4 Guerin, nº12 Parents de Hugo), tout près de l’Institut des Jeunes Sourds quand Victor de l’Aveyron en fut renvoyé pour masturbation intempestive. On trouverait sa trace dans Les Misérables: « le monstre qu’il nomme le sourd ».

L’intérêt de cette histoire est cependant d’avoir ouvert le monde des sciences et de la médecine sur le fait qu’un enfant auquel manque des habiletés peut connaître des joies et des souffrances. Victor vivra jusqu’à l’âge de 40 ans et s’éteignit dans les bras de Madame Guérin, restée à son service, et toujours rétribuée par le ministère jusqu’au bout. Mais, en attendant les travaux de Sante De Sanctis (1862-1935) le mentor de Maria Montessori, il faudra encore un siècle pour que l’on puisse aborder la question des troubles mentaux chez l’enfant, après une longue période où l’on estimait qu’un enfant, être incomplet, ne pouvait délirer et ne pouvait présenter qu’un syndrome relevant de la défectologie et du retard de développement. Une des rares voix discordantes fut celle d’Édouard Séguin (1812-1880), pendant sa jeunesse instituteur des idiots de Bicêtre et qui s’imprégna de l’enseignement d’Itard sur son lit de mort. Il fut le modèle de Maria Montessori (1870-1952) et Edward Seguin, accusé à tort d’exercice illégal de la médecine, devînt en exil, le fondateur français de la pédopsychiatrie américaine.

La question du destin de l’enfant et de ses rêves sera par la suite la grande affaire du vingtième siècle, de Freud à Dolto…

L’ENFANT SAUVAGE DE TRUFFAUT

Pris comme un secret d’état, ou une bête précieuse pour la science naturaliste en voie de devenir humaniste, une des caractéristiques de notre Victor est d’avoir suscité plus de questions que de réponses. Le mythe de l’anachronisme d’une médecine moderne qui eût pu répondre à cette question enracinée dans l’époque Bonapartienne plus que Napoléonienne suscita le désir de rejouer la partie. Et pour cela, quoi de mieux qu’un projet de film, le plus réaliste possible?

François Truffaut (1932-1984), dont, on le sait aujourd’hui, une des clés de compréhension est l’enfance et les origines (les siennes en l’occurrence), mena à bien son projet de réactualisation de la question de l’enfant sauvage en 1970. Plus contemplatif que « Les 400 coups », mais aussi plus travaillé esthétiquement, sans parler du voyage dans le temps que nous font emprunter non pas les décors (restés identiques rue Saint-Jacques), mais les costumes d’époque, le film « L’Enfant sauvage » allait s’exporter et susciter l’empathie de tout le continent Ouest-Européen, malgré son absence de réponses sur le diagnostic et l’étiologie des troubles de l’Enfant sauvage.

Outre la sincérité, un peu poussive, qui contraignit Truffaut à devenir comédien pour l’occasion (sous les yeux de sa compagne de l’époque la dénommée Catherine Deneuve), afin de mieux diriger le jeune comédien jouant Victor, un des coups de maître, discret mais durable de ce film n’est pas l’angoissant Concerto pour Mandoline de Vivaldi, mais bien le travail réfléchi et assumé de casting, assuré par le regretté Jean-François Stévenin (1944-2021), tout récemment décédé. Après HEC, divers petits boulots, et son ascension progressive dans les métiers du cinéma, son choix se focalisa sur un enfant, crédité au générique sous le nom de Jean-Pierre Cargol (né en 1957), qui était déjà familier des caméras et des vedettes. Cet enfant, aussi brun que Victor était mat (en provençal mat = fou), est bien entendu le centre de l’œuvre de Truffaut.

Le message de Stévenin est de nous montrer, pas seulement que l’enfant sauvage est bien humain, mais que les gitans sont aussi bel et bien de notre terroir. La question de l’altérité de l’un rejoint celle de l’altérité du peuple migrant. Ils sont nous, nous sommes eux, depuis longtemps déjà. Enfants, lors des diffusions obligatoires de ce film dans les écoles des années 1970-1980, nous pensions d’ailleurs que ce film (en noir et blanc) aurait été réalisé lors de la révolution française (!), mais nous aussi, comme tout le public séduit par cet enfant, nous nous pensions médecins, à élaborer les stratégies pour que cet enfant bizarre nous adopte, comme parent…

Qu’est devenu notre patient commun? Aucune idée. Trop mystérieux. L’enfant sauvage n’est-il pas entièrement mystérieux? Sans diagnostic, sans traitement efficace autre qu’une famille monoparentale (ou presque), et qu’en est-il de sa vie adulte (car le film n’aborde pas cette question: Victor décédera vers l’âge de 40 ans dans les bras de Madame Guérin, interprétée par Françoise Seigner), cette histoire a suscité de nombreuses vocations afin de répondre à cette question.

L’ENFANT SAUVAGE AUJOURD’HUI

Qu’est devenu notre patient commun? Comment va Jean-Pierre Cargol?

Il suffit de quelques clics pour réaliser que, derrière son nom de scène, cet enfant acteur s’appelle dans son quotidien Rey Baliardo. C’est le fils d’Hippolyte Ballardo (1929-2009), frère de Manitas de Plata (né Ricardo, 1921-2014), le grand virtuose de la guitare flamenca du siècle dernier. Aucune personnalité ne lui était étrangère. Cette superstar française était reconnue dans le monde entier comme le gitan le plus respecté de la planète, à l’égal d’un Charles Bronson ou d’un Yul Brynner. Compagnon de Brigitte Bardot, on ne peut raisonnablement présenter cette légende à ceux qui n’ont pas entendu ses « petites mains d’argent » transformer six cordes en orchestre symphonique. Parti de rien, sa famille française, de vieille souche andalouse caló, apprit le Cante Hondo (le chant profond) à Salvador Dalí ou à Marlon Brando.

Les jeunes des familles Baliardo et Reyes furent engagés par Enrico Macias (1938-) à ses débuts, pour renforcer la part andalouse de sa musique nord-africaine. Expression vivante de la diaspora andalouse, les enfants guitaristes Baliardo, parce qu’ils étaient, selon la tradition Tzigane, des « enfants-rois », mais aussi parce qu’ils se sont alliés par le sang aux enfants cantores Reyes, furent appelés un jour par une américaine de passage qui ne maîtrisait pas toutes les langues du lieu, les « Gipsy Kings ».

Après les succès mondiaux que nous connaissions tous, le groupe s’est finalement séparé et l’un de ses membres, Chico Jahloul Bouchikhi (1954-), apparenté lui aussi au clan Reyes (il était le mari de Marthe Reyes) et natif d’Arles créa sa propre formation, Chico and the Gypsies, dont Rey Baliardo fit partie jusqu’à l’été dernier. Un documentaire de l’émission Strip-Tease lui fut consacré en 2002 et l’on peut, par méconnaissance, passer complètement à côté du parcours exemplaire de cette famille musicienne et de leur emploi du temps de globe-trotters.

D’origine maroco-algérienne, Chico est issu de la diaspora andalouse d’Afrique du Nord, mais un drame familial le plaça malheureusement au centre du grand jeu du Moyen-Orient. Pris par erreur pour un terroriste de Munich, son frère Ahmed fut éliminé par les services d’action extérieure de l’armée israélienne en Norvège en 1972. Shimon Pères s’en excusa en personne auprès de Chico, au nom de l’Etat Hébreu en 1994 lors du premier anniversaire des accords de paix d’Oslo en présence de Yasser Arafat. L’engagement de Chico en faveur de la paix au Moyen-Orient lui assure une place de choix au sein des Chevaliers de la Légion d’Honneur, dont il fut décoré par le président Hollande en 2016.

Nous verrons dans les prochaines années ce que suscitera et où se situera le récit de l’Enfant Sauvage, pour les nouvelles générations. En attendant, l’aventure des Gypsies continue, avec Arles au centre de leur monde et les souvenirs de la rue des Douaniers. La génération suivante est prête à reprendre le flambeau, avec les New Gypsies. Où est leur quartier général? Au Patio de Camargue à Arles. Nous y étions le mois dernier pour fêter les 50 ans de l’AFPEP-SNPP. Olé !

Références.

  • Laure PRADAL. Strip Tease, Documentaire L’Enfant Sauvage. RTBF 2002. (11:44)
  • Christina RODEN, Nicolas REYES. Talks about the history and the future of The Gipsy Kings. Rootsworld.

http://www.rootsworld.com/rw/feature/gipsykings.html

  • Thierry GINESTE. Victor de l’Aveyron: Dernier enfant sauvage, premier enfant fou. Le Sycomore 1981. Fayard Pluriel 2010. 649p
  • Mathilde LÉVÊQUE, Déborah LÉVY-BERTHERAT. Enfants sauvages, Représentations et savoirs. Hermann 2017.
  • Jean-Luc CHAPPEY ET AL. Dossier: Usages de l’enfant sauvage. Revue d’Histoire des Sciences Humaines Nº38. Éditions de La Sorbonne 2021.
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