Que faire de notre inhumanité ?
J.J. Bonamour du Tartre 4 février 2015
L’effet de terreur a bel et bien été obtenu par les instigateurs des attaques-commando, perpétrées à Paris par des adeptes d’un djihad sanglant ; on ne peut expliquer autrement la mobilisation sans précédent qui a suivi, avec ses inédits cocasses également : qui aurait jusqu’alors songé à donner l’accolade à un CRS lors d’une manifestation ?
Reste à savoir de quelle terreur il s’agit, qui nous touche à ce point, et provoque un tel retour d’amour sociétal : l’hypothèse que nous ferons, toute partielle et relative qu’elle soit, est qu’elle nous renvoie à l’inhumanité de l’homme, à laquelle il faut bien consentir pour perpétrer de tels crimes, et paraître autant jouir de la mort, à donner comme à recevoir.
Pour nécessaires ou inévitables qu’ils aient été, le spectacle de la compassion internationale, les incantations démocratiques ou républicaines, ou les tremolos autour de la victimisation du « pays des droits de l’homme » nous ont paru d’un bien faible secours, eu égard à la violence psychique induite par ces actions terroristes.
Mais telle est notre mythologie contemporaine : le remède absolu contre l’obscurantisme ou la tyrannie (en un mot, le mal), nos institutions et nos pratiques occidentales nous l’apporteraient, avec ce qu’elles charrient de droits proclamés ou de démonstrations d’émotion, qui constitueraient une frontière aboutie, une digue infranchissable nous protégeant des maux de l’humanité, ou plutôt de l’inhumanité. On peut difficilement ignorer cependant tout ce qui se fait en sous-main, dans l’arrière-boutique de nos démocraties, dont la nature légitime ou civilisée est pour le moins contestable…
Une patiente nous le rappelait ces derniers jours : réputée bipolaire et dûment suivie par ailleurs dans un temple de la chose, elle vient cependant chercher une écoute et une parole autre dans un cadre psychothérapique privé. Après quelques mois de « pleine forme » sans dimension maniaque pour autant, un vilain doute vient à nouveau la tarauder ; elle recommence à s’ennuyer et s’angoisse de la reprise possible d’un marasme qu’elle a trop souvent connu. Mais surtout, ce dont elle se plaint le plus, c’est d’un sentiment de devenir inhumaine, déshabitée par tout sentiment empathique, et terrifiée par la perception d’une froide envie de détruire, elle-même ou d’autres. Cette inhumanité la met face à une menace absolue, radicale, une chose apte à entièrement remettre en cause son rapport à elle-même.
La psychanalyse, aujourd’hui si décriée, nous a instruits de la nature irrémédiablement violente et destructrice de certaines pulsions, humaines malgré tout, et de la vanité de toute espérance d’y échapper : au mieux, Freud nous a t-il laissé le droit et le devoir de la vigilance, de l’auto-observation scrupuleuse de nos propres turpitudes, comme une chance, si ce n’est la seule, qu’elles ne prennent pas trop de place, ou qu’elles n’aient pas trop de conséquences. Héritage culturel peu prisé au temps de l’arrogance.
Tel est peut-être ce qui nous a ébranlés début janvier : le retour radical d’un refoulé concernant l’inhumanité, la barbarie, touchant potentiellement tout un chacun. Individuellement ou collectivement, la passivité, la haine de soi et/ou des autres, l’idéalisation « à mort » de certaines croyances politiques, religieuses ou autres peuvent toujours venir nous surprendre « chez nous », en nous, et nous envoyer ad patres : nous sommes condamnés à vivre assis sur ce baril de poudre.
Cela s’applique à l’évidence tout aussi bien dans notre pratique de psychiatre, où la barbarie ne rechigne pas à s’inviter. De l’abus de diagnostics, de prescriptions médicamenteuses, de pouvoir moral, à l’abus de dogmatismes, de prudence confinant au désengagement, et surtout de surdité à la parole du patient, bien des écueils mortifères peuvent se présenter… et sans doute pouvons-nous ajouter à cette courte liste le laminage organisé des cultures psychiatriques au nom de la qualité (en fait, de la conformité), ou encore le déclin de la considération des professionnels au profit des administratifs/financiers ou des usagers/électeurs.
La patiente évoquée plus haut a investi ses séances du pouvoir de conjurer son inhumanité menaçante : le partage de son inquiétude semble avoir contribué à éloigner ses démons. Reste à nous interroger sur ce qui peut faire que la parole garde cette fonction au niveau des groupes, voire de la société dans sa globalité : à l’heure de la communication mondialisée et des réseaux sociaux, sait-on encore ce que se parler veut dire ?
Quelle croyance invoquer autre que celle qui nous donne foi en la parole partagée, et en la culture vraie, non pas celle, internationale toute préfabriquée, qu’on distille à l’envi dans les oreilles et les yeux des consommateurs, souvent sous l’alibi de la science ou du progrès, mais celle que l’on crée dans la proximité, et qui peut faire lien ?
Notre « monde libre » s’entretient dans une autre mythologie, celle de la prétention d’être dégagé des tabous : libre de quoi ? d’en montrer toujours plus dans le registre (mercantile) du sexe et de l’image ? de consommer toujours plus et n’importe comment, pourvu qu’on fasse de la croissance ? d’imposer au monde entier une loi unique, celle d’un profit cynique réalisé à tout prix, notamment celui de l’exploitation et de l’exclusion des plus vulnérables ?
Quelque soit l’affection qu’on a pu avoir pour le journal Charlie Hebdo et sa mouvance, qui ont accompagné leur vie durant la génération du baby-boom, la nôtre, en nous entretenant dans une gouaille irrévérencieuse d’adolescent grivois, qu’on nous permette cependant de poser la question de savoir si, en étant « tous Charlie », nous ne nous mettons pas au diapason de cette référence adolescente envahissante, celle du « no limit », tellement courtisée de notre société de marchands.
Aborder l’autre nous met face à notre désir et nos peurs, et nous fait parfois toucher du doigt nos limites à la tolérance ou à la compréhension : reconnaître et accepter les différences culturelles au niveau de la langue, de la représentation*, du sexe ou des mœurs nous demandera toujours un temps incompressible et un effort considérable, celui du décentrement par rapport à soi, qui ne saurait être un avantage acquis.
Notre métier et nos organisations professionnelles devraient nous ouvrir à ces questions, et nous inciter à les remettre sans cesse au travail. Espérons que les actions menées par l’AFPEP-SNPP continueront à nous entretenir dans cette éthique-là.
J.J. Bonamour du Tartre
* Quiconque a pu passer quelque temps dans un pays du Maghreb, notamment, ne peut pas ne pas avoir été saisi par la rareté de l’image dans le paysage urbain, par exemple, en comparaison avec la surexposition que nous connaissons : la représentation y a manifestement un tout autre statut, avec d’ailleurs un effet très immédiatement reposant pour l’esprit et pas seulement pour les yeux.